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En 1940, alors âgé de seize ans, James Baldwin frappe à la porte de l’appartement austère du peintre Beauford Delaney au 181 Greene Street à Soho. Baldwin n’était pas encore l’homme de lettres et activiste que l’on connaît aujourd’hui, mais plutôt un adolescent maigrichon effectuant, comme il l’écrit plus tard, un “travail dickensien” après l’école dans un atelier de misère sur Canal Street. Delaney, de son côté, était alors trentenaire et assez célèbre pour que le magazine Life lui consacre un article, ce qui était une performance dans cette Amérique d’avant la télévision. Deux ans avant qu’il ne rencontre son mentor, Life mentionnait Delaney dans un article intitulé ‘Noirs : Les minorités posent problème aux États-Unis également.’

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Beauford Delaney, Edna Porter, 1943, oil on canvas, 91.5 x 76 cm. 

Delaney, qui avait échappé au misérable destin de cireur de chaussures à Knoxville, après que ses dessins juvéniles eurent attiré l’attention d’un artiste local, il fut pris en photo au milieu de ses toiles lors de l’exposition en plein air annuelle de Washington Square. Etant ainsi identifié comme : “l’un des peintres noirs les plus talentueux”, un résumé péjoratif et bien loin de rendre justice à la vie et à l’œuvre de ce remarquable coloriste.

Alors que Delaney exposait une série de toiles imbibées de couleurs lors de la foire artistique annuelle organisée par le marchand d’art Michael Rosenfeld à l’Art Dealers Association of America au mois de mars, Baldwin le rencontra pour la première fois, lui laissant un souvenir précis et chaleureux. Voici comment les choses se sont passées : un jour après le travail, Baldwin se rendit à Greene Street, rue que Delaney peindra en 1950 de façon abstraite dans une composition épaisse incluse dans la sélection de Rosenfeld pour la foire de l’AADA. La peur étreignait Baldwin alors qu’il toquait à la porte de Delaney. La porte s’ouvrit sur un Delaney “petit et rond”. 

“Il avait les yeux les plus incroyables que j’eusse vus de ma vie”, écrit Baldwin dans son essai, ‘The Price of the Ticket’ (1985). “Dès qu’il eut fini de scanner mon cerveau, mes poumons, mon foie, mon cœur, mes entrailles et  ma colonne vertébrale… il sourit et dit, ‘Entrez”, avant d’ouvrir la porte.” Baldwin franchit le seuil et pénétra dans un monde nouveau. Delaney, que Henry Miller décrivit avec enthousiasme comme “un être humain incroyable et unique”, devint une sorte de figure paternelle et de mentor pour Baldwin. Baldwin retourna ces faveurs juvéniles en nature. En 1965, il dédicaça le recueil de nouvelles Going to Meet the Man à Delaney. En outre, il prenait souvent cet extraordinaire peintre de lumière et de couleur comme sujet d’écriture, le décrivant à l’occasion comme “un croisement entre Bibi Lapin et Saint François d’Assise.”

Baldwin n’est pas le seul à nous faire la chronique de la vie de Delaney. Les écrits sur Delaney abondent, surtout en ligne. Il n’y a qu’à chercher sur Google. Comme le disait David Foster Wallace à propos de Roger Federer : “Assommez-vous”. Ces archives éparses en ligne racontent l’histoire de la migration de Delaney vers le nord durant sa jeunesse, de Knoxville à Boston, où il reçut une formation académique à la peinture. Elles relatent son immersion dans la Renaissance de Harlem, son amour du jazz et sa bonhomie, suite à son déménagement à New York en 1929.  Certains écrits détaillent son exil volontaire à Paris à partir de 1953, ville dans laquelle il passa le reste de ses jours. Certains fragments ont trait à une psychologie complexe. “Il rangeait sa vie dans des compartiments – le sexe avec des blancs mais pas avec des noirs, le sexe avec des connaissances éphémères mais pas avec des amis, la politique inoffensive avec la plupart des blancs, une forte identification ethnique aux noirs,” écrivait son biographe David Lemming en 1998. “Ses amis noirs en savaient très peu sur ses amis blancs ; ses amis homosexuels en savaient très peu sur ses amis hétérosexuels.” 

SPREAD 2LEFT TO RIGHT: Beauford Delaney, Untitled (Abstraction in Green), 1961. Oil on linen canvas, 41 x 27.5 cm.Courtesy of Swann Auction Galleries, New York; Beauford Delaney, Untitled (Self-Portrait with Odalisque), c.1943. Oil on, panel, 60 x 80 cm.

Et puis il y a les documents qui se concentrent sur sa transition créative de la figuration expressive à l’abstraction lumineuse. Pendant sa période new-yorkaise (1929-53), Delaney a peint des toiles épaisses et empâtées de scènes de rue, des études d’intérieurs de clubs de jazz et de nombreux portraits, y compris de Baldwin. Cependant, Delaney s’est éloigné de ce style “observateur” une fois installé à Paris. À l’instar de Norman Lewis, new-yorkais comme lui et personnage important parmi les peintres noirs, ainsi que du Sud-Africain Ernest Mancoba, qui a également trouvé le réconfort dans son exil à Paris, la fin de carrière de Delaney est marquée par son engagement dans l’abstraction absolue. Ces travaux abstraits sont aujourd’hui de plus en plus recherchés. Bien qu’il fût le sujet de nombreux écrits, notamment de Miller, James Joyce et de la critique d’art Roberta Smith, Baldwin conserve une connaissance plus privilégiée de Delaney.  

En 1977, deux ans avant la mort solitaire de Delaney dans un asile de Paris, Baldwin écrivit une appréciation qui s’inscrit aisément dans le genre parfois ridiculisé de la critique d’art extatique. S’efforçant d’identifier ce qui distinguait le travail de peintre de son père “spirituel”, Baldwin avançait : “Lorsque l’on se tient devant une toile de Delaney, nous nous tenons dans la lumière, mes amis : et si dans cette lumière, aussi affectueuse qu’impitoyable, nous arrivons à nous regarder en face, nous sommes soulagés de constater que l’obscurité n’est pas l’absence de lumière, mais sa négation.” Cette citation est partiellement reprise dans la présentation faite en solo par Rosenfeld de l’œuvre de Delaney dans Park Avenue Armory. 

Ce salon de vente récent, l’un des moments phares de l’exposition exigeante des maîtres “qui rapportent” (y compris Ed Ruscha et Edward Hopper) et des pionniers négligés (telle Carolee Schneemann) de l’AADA, arrive à un curieux moment. “Après des décennies d’acquisitions incomplètes, de bourses insuffisantes et d’expositions symboliques, les musées américains réécrivent l’histoire de l’art du 20ème siècle pour y inclure les artistes noirs de façon plus visible et significative que jamais, jouant la carte du rattrapage historique à fond, suivis par les collectionneurs qui se pressent pour dénicher les œuvres les plus importantes avant qu’elles ne soient hors d’atteinte,” rapporte le critique d’art Randy Kennedy dans un numéro du New York Times datant de novembre 2015. Alors qu’une page se tourne, Kennedy reconnaît qu’il est déjà trop tard pour que des peintres abstraits négligés tels que Delaney, Lewis ou Alma Thomas, puissent y assister de leur vivant.

Il y a un contexte à ce réexamen. Il est stupide de l’imputer à la présidence de Barack Obama. Pendant des décennies, des artistes et conservateurs préoccupés par cette négligence se sont livrés à un activisme culturel, dont les étapes marquantes incluent la création en 1969 de la Cinque Gallery par Lewis, Romare Bearden et Ernest Crichlow, ou encore l’installation majeure de Fred Wilson au sein de la Maryland Historical Society et intitulée Mining the Museum (1992-93), sans oublier la conservatrice Thelma Golden et son exposition de 1994 ‘L’Homme noir :   ‘Représentations de la masculinité dans l’art contemporain américain’ au Whitney Museum of American Art. L’exposition de Golden comprenait la sculpturale installation de Wilson Guarded View (1991), une improvisation sur le thème de l’exclusion institutionnelle qui prenait la forme de quatre mannequins noirs sans tête, vêtus des uniformes du personnel de la sécurité des principaux musées américains. La présidence d’Obama est néanmoins importante. 

Peu après son arrivée à la Maison Blanche, la famille Obama a redécoré la résidence présidentielle avec des œuvres prêtées par le Hirshhorn Museum et le Sculpture Garden de Washington. Leur sélection comprenait deux tableaux abstraits d’Alma Thomas et le Black Like Me No. 2 (1992) de Ligon, une peinture basée sur un texte et révélant la phrase ‘Toute trace du Griffin que j’avais été fut balayée.’ Ce passage, répété en couches d’encre noire sur une toile blanche, est une citation tirée de l’ouvrage non-romanesque de John Howard Griffin intitulé Black Like Me (1961), racontant son voyage dans le Sud profond.

En dehors de Rosenfeld, l’un des plus fervents défenseurs contemporains de Delaney est Ligon. L’année dernière, peu avant que ses sérigraphies “textuelles” Come Out No.12-No.15 (2015) ne soient dévoilées lors de ‘All the World’s Futures’, l’exposition inaugurale parfois dure mais finalement captivante du conservateur Okwui Enwezor organisée dans le cadre de la 56ème biennale de Venise, Ligon organisa une exposition collective au Nottingham Contemporary. Intitulée ‘Encounters and Collisions’, l’exposition de Ligon délibérément bondée présentait son œuvre propre, aux côtés de travaux qui l’ont inspiré et d’autres offrant de nouvelles perspectives. À côté de noms aussi connus que Jean-Michel Basquiat, Joseph Beuys, Philip Guston, David Hammons (dont l’œuvre sans nom datant de 2000 et ré-imaginant un panier de basket-ball en sculpture baroque s’est vendue plus de 8 millions USD à une enchère en 2013) et Adrian Piper (vainqueur du Lion d’Or du meilleur artiste à la biennale 2015 de Venise), l’exposition de Ligon incluait des travaux de Delaney.

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Glenn Ligon, Come Out #13, 2015. Silkscreen on canvas.

“Delaney est une référence pour moi, parce que c’était un homosexuel, comme Baldwin, négociant sa relation à la société dans laquelle il était né, pour finalement choisir l’exil à Paris afin d’apaiser la blessure causée par le racisme américain”, confiait Ligon dans une interview par e-mail. “Comme il le disait, vous ne pouvez pas être un expatrié si vous n’êtes pas considéré comme un citoyen. Je m’identifie à cette quête d’identité dans le monde, tout comme je partage cette impression de ne pas être citoyen à part entière d’un pays, un pays où la vie d’un noir semble valoir moins qu’une autre.” 

Delaney aurait déclaré que l’abstraction est simplement “la pénétration d’une chose plus profonde et complexe que la rigidité d’une forme.” J’ai demandé à Ligon quelle importance avait Delaney, si toutefois il en avait, dans sa négociation de l’abstraction, ou dans ce qu’il décrivit comme “la tension entre le sens des mots et la forme des tableaux.” Il répondit : “Mes tableaux ont toujours porté le texte vers l’abstraction, ce qui fait écho à la définition de l’abstraction par Delaney, qui veut que l’abstraction soit une exploration plus profonde du sens que ne l’autorisent les formes de la représentation (et j’y ajouterais le texte aussi).”

L’hyper-visibilité de Ligon tranche radicalement avec celle de Delaney. Malgré le succès rapide, qui selon le biographe de Delaney, poussa les curieux à faire le pied de grue devant son appartement de Greene Street dans l’espoir d’apercevoir le célèbre peintre, et malgré une importante rétrospective au Studio Museum de Harlem en 1978, soit un an avant sa mort, Delaney reste un personnage marginal dans les musées américains, voire dans l’histoire de l’art générale du pays. Pourquoi ? Écrivant dans un somptueux catalogue pour African American Art: 200 Years, une vente organisée en 2008 par Rosenfeld, le conservateur et conseiller artistique Jonathan P. Binstock indique certaines raisons expliquant la réticence durable des critiques, conservateurs, intellectuels et marchands à s’impliquer dans l’œuvre abstraite d’artistes noirs de la génération de Delaney. Il avance que cette réticence est en partie imputable à la préférence historique des blancs pour l’illustration et la figuration dans l’art noir, qui a compliqué la réception de la peinture abstraite produite par des artistes noirs. L’émergence de la politique Black Power dans le sillage du mouvement des droits civiques a également entraîné son lot de difficultés. Comme en Afrique du Sud lors de la lutte contre l’apartheid, les artistes et critiques engagés dans la communauté afro-américaine considéraient l’abstraction comme une fantaisie formaliste.  

Malgré les efforts concertés des Whitney à la fin des années 1960 et au début des années 1970 en vue de présenter les œuvres de la première génération d’abstractionnistes afro-américains, “au début des années 1970, le monde artistique n’était toujours pas prêt pour la sophistication offerte par l’art abstrait noir”, observait en 2006 la conservatrice Kellie Jones, une illustre chercheuse spécialisée dans les débuts de l’abstrait. Malgré les acclamations d’écrivains comme Baldwin, Miller et Joyce, qui avaient fait des commentaires sur la “générosité d’esprit” et le caractère imperturbable de Delaney, la production de ce coloriste à sang chaud, qui travaillait en même temps que les expressionnistes blancs pendant l’âge d’or de ce mouvement pictural, fut quasiment ignorée. 

Il aura fallu attendre 2012 pour que le Museum of Modern Art fasse l’acquisition de son premier Delaney intitulé Composition 16 (1954-56), une œuvre de “colour-field” tourbillonnante majoritairement composée de jaune, trois ans après son exposition dans la galerie de Rosenfeld au centre-ville. Au moment de son exposition en 2009, la critique d’art du <New York Times> Roberta Smith écrivait qu’il s’agissait “d’une pièce essentielle pour tout musée désirant élargir sa définition de l’expressionnisme abstrait au-delà des hommes blancs qui dominent toujours ce courant.” Quant au Whitney, il possède cinq Delaney. Parmi eux se trouve un pastel sur papier sans titre de 1950, une étude de légumes et de la flore marquée par sa force psychédélique. Sa folle intensité préfigure les lignes irrégulières et le formalisme branché des Sud-Africains Zander Blom et Jan Henri Booyens, soixante ans à l’avance.

Pour les collectionneurs pionniers comme le comédien Bill Cosby et le chirurgien de Detroit Walter O. Evans, les attitudes confuses des institutions artistiques dominées par les blancs durant les années d’après-guerre leur ont permis d’acquérir des œuvres pionnières de l’art afro-américain, et notamment de Delaney, dans une tranquillité relative. Dès 2000, Evans, dont la collection intégrait déjà des toiles de Lewis et de nombreuses lettres de Baldwin, confiait au New York Times que l’art afro-américain était “soudainement devenu en vogue”, ajoutant que “la valeur de l’art grimpe sous votre nez”. C’est peut-être le cas, mais sans mesure il est difficile de départager la réalité du battage médiatique. En 2010, un portrait tardif du dramaturge Jean Genet nimbé de verdure et réalisé par Delaney a atteint la dérisoire somme de $13390 lors d’une enchère de Christies. L’année dernière, Untitled (Abstraction in Green) (1961), un exemple mineur de la période d’expressionnisme abstrait de Delaney, n’a atteint que $35000 aux Swann Auction Galleries. 

Il y a une nuance subtile de matraquage mercantile dans l’histoire de la récupération de l’art afro-américain. La réhabilitation glaciale de l’héritage de Delaney ne constitue qu’une seule, bien qu’importante, étude de cas. Quant à Ligon, des doutes sur la théorie du changement dominé par le marché lui viennent. “Par le passé, nous avons vu les plus grands musées des États-Unis consacrer des expositions entières à des artistes noirs tôt dans leur carrière, et dont on n’a plus jamais entendu parler, ou qui ont été ‘redécouverts’ alors qu’ils étaient septuagénaires ou octogénaires,” écrit Ligon. “Les institutions qui les ont exposés en premier pensaient qu’un événement suffisait. Elles n’ont pas investi à long terme dans leur production artistique, alors qu’elles misaient sur la carrière d’artistes masculins blancs.” Il pense que les choses ont changé, mais pas suffisamment. “Par exemple, quand avez-vous deux artistes de couleur exposer simultanément dans une institution de renom ? Je ne me souviens pas avoir jamais vu ça. C’est une preuve subtile mais tangible que l’artiste de couleur fait toujours l’objet d’une exposition ‘spéciale’, et non pas partie du programme normal de l’institution.”

En 1987, soit presque dix ans après la mort de Delaney et quelques mois avant la sienne, le journaliste et biographe de Miles Davis Quincy Troupe interrogeait Baldwin sur “la négligence” dont Delaney semblait avoir été victime. La question avait touché une corde sensible. La réponse de Baldwin fut laconique : “C’est difficile, car les gens mentent toujours à propos de Beauford.” Il se refusa à tout autre commentaire. En quoi cela fut difficile? Sur quels sujets les gens mentaient-ils? La réponse brusque de Delaney laisse beaucoup de questions ouvertes. On peut notamment se demander quand il sera possible de parler de Beauford Delaney et du plaisir procuré par ses toiles lumineuses sans éprouver un sentiment de deuil.

Sean O’Toole est un écrivain basé à Cape Town. 

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