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First Title

‘The Great Divide’ by Jihan El-Tahir is the opening positioning piece of the March issue of ART AFRICA, titled ‘Looking Further North.’ IFAS translated El-Tahri’s article from English to French for our Francophone readers. 

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Anti-Gaddafi murals by Ibrahim Hamid, Benghazi, Libya, September 2011. Photograph: Kelvin Brown.

Je m’en souviens encore : j’écoutais, assis et en admiration, le discours de Thabo Mbeki “Je suis un Africain”, lorsqu’il présenta la nouvelle Constitution Sud-Africaine en 1996. C’était un discours puissant, approprié à ce moment historique que l’ensemble du continent attendait depuis des décennies. Ses mots me marquèrent profondément. Mbeki saisit la diversité du continent et ses mots, d’une certaine manière, légitimèrent ma propre revendication de mon ‘africanité’. Je me suis souvent demandé pourquoi le fait de me présenter comme un Africain d’Egypte suscitait parfois des regards pantois de la part de mes frères Africains à la peau plus sombre ; on croirait que je suis un imposteur. Comment cette fracture entre le Nord et le Sud du continent s’est-elle ancrée si profondément dans notre conscience collective ?   

‘Diviser pour mieux régner’ a été un pilier simple mais efficace de notre héritage colonial. Les divisions sont aujourd’hui multiples sur le continent africain, mais aucune n’est aussi profonde que le fossé qui existe entre le ‘Nord Arabe’ et le ‘Sud Bantou’, autrement perçus comme le Nord ‘Blanc’ et le Sud ‘Noir’. Que mes compatriotes Nubiens à la peau couleur charbon soient vus comme des ‘Blancs’ me laisse perplexe ! La couleur de la peau n’a pas toujours été le critère déterminant dans le processus de regroupement ou de séparation des populations. Dans les temps anciens, la culture, la tradition et la langue constituaient les frontières naturelles. Le Sahara n’en était pas une. C’était par le passé un sanctuaire, un lieu d’hospitalité, de commerce et par-dessus tout, d’échange culturel. Avec le tracé des frontières, ce vaste désert fut opportunément désigné comme grande ligne de séparation. Le Sahara a été stigmatisé et confiné à une hostilité aride. Il est dorénavant vu comme la ceinture du néant, au-delà de laquelle vivent les ‘Arabes’ et en-dessous de laquelle vivent les ‘Africains’.

Les intellectuels occidentaux consacrèrent le terme ‘Afrique Sub-Saharienne’ après la Seconde Guerre Mondiale et dès 1966, près de 300 millions de dollars avaient été versés dans une nouvelle discipline académique appelée ‘Etudes Régionales’. Ce sont les répercussions de la décolonisation et l’escalade de la Guerre Froide qui encouragèrent les Etats-Unis à diviser le monde en sections afin d’y mener des études spécialisées. Des corporations telles que la Fondation Ford investirent alors dans des bourses d’études qui permettraient de soutenir la capacité des Etats-Unis à répondre aux menaces externes perçues. Ironiquement, jusqu’à ce jour, les contours de la soi-disant ‘Afrique Sub-Saharienne’ n’apparaissent sur aucune carte, mais la grande ligne de partage embrassée par les académiciens s’est curieusement transformée en une réalité supposée. 

 En tant qu’Africains, nous savons que cette approche simpliste n’est qu’une construction artificielle semblable à la construction coloniale qui a érigé des frontières nationales séparant souvent des populations issues d’une même tribu. Si nous choisissons de perpétuer ces divisions aujourd’hui, nous ne pouvons pas simplement jeter le blâme sur les pouvoirs coloniaux qui les ont imposées. Chacun de nous, Africains, participe à la perpétuation de cette division. Le Nord regarde le reste du continent de haut à travers un prisme de racisme, de clichés d’oisiveté, de violence et de pauvreté.  Le Sud regarde le Nord avec dédain ; il voit les ‘Arabes’ comme des alliés des envahisseurs étrangers, des marchands d’esclaves qui s’enrichissent de la vente de leurs frères. Ces stéréotypes sont en effet des généralisations, mais les attitudes qui en découlent sont malheureusement constamment renforcées.

Bahia Shehab- Tank NO

Stenciling on the Tank Wall. Photograph: Bahia Shehab, 2012.

En tant qu’artiste, je suis constamment confronté à cette grande division Nord/Sud, Arabe/Africain et me pose souvent la question de savoir si les structures de financement de l’art nous ont encouragés à nous confiner et à redéfinir nos propres identités. Pour chaque nouveau projet, il m’est demandé de remplir un formulaire qui exige de me définir en tant qu’Arabe, Africain, francophone ou anglophone, musulman ou chrétien. Doit-on renoncer à la complexité, à la diversité et au caractère multidimensionnel qui font l’Africain afin de pouvoir bénéficier de ces financements tant nécessaires ? Je suis anglophone, francophone et arabophone. Je suis musulman et entièrement laïc, je suis arabe mais très certainement africain.  Qui dit que je dois choisir ? Qui dit que je ne peux être les deux à la fois, puisque je le suis?  

Mon pays l’Egypte, s’est toujours trouvé au cœur du débat sur l’Africanité. Cheikh Anta Diop, le physicien, anthropologue et historien sénégalais explique de manière détaillée les origines noires de la civilisation égyptienne dans son œuvre <Nations Nègres et Cultures>. Il affirme que l’exclusion de l’Egypte de l’héritage historique africain faisait partie intégrale du travail préparatoire des premières initiatives coloniales. Les prémisses de la colonisation – ‘civiliser les barbares’ – n’auraient su se justifier en Egypte si celle-ci, avec ses siècles d’héritage de civilisation documentés, restait liée à l’Afrique ! Heureusement, le caractère destructeur de ces divisions n’échappa pas aux pères fondateurs de l’Indépendance Africaine. Ils savaient qu’à moins que l’Afrique ne se voie comme une seule entité, la division Nord/Sud restera toujours le talon d’Achille du continent. Malgré les obstacles, ils optèrent pour l’unité. Ils élaborèrent une politique panafricaniste qui servirait de fondement à de futurs partenariats économiques, politiques et culturels sur le continent. Mais comment reconnecter des nations traumatisées et leur permettre de croire au pouvoir de leurs idées ? Je pense que la réponse se trouve dans les arts.

L’art a toujours été un langage capable de relier les idées et les espaces. Le premier festival panafricain qui s’est tenu en Algérie en 1969 était justement la matérialisation des espoirs d’une unité africaine. Il rassembla toutes les formes d’arts du Nord, du Sud et de la diaspora et célébra résolument le continent et sa diversité artistique. L’événement fut une étape primordiale qui promettait la naissance d’une nouvelle ère de production culturelle. Malheureusement il se passa très peu de choses au cours des décennies suivantes. Bientôt, même la prestigieuse Cinémathèque d’Alger s’effondra, les théâtres fermèrent et les galeries disparurent. Même les talents locaux ne pouvaient manifester leur expression artistique qu’en traversant la Méditerranée pour se faire un nom en Europe.

Le mois dernier j’ai été invité à participer à un festival du film à Alger intitulé “Cinéma Engagé”. Les projections et le panel auquel je participais se trouvaient dans la fameuse Cinémathèque qui abrite encore aujourd’hui les bobines originales du film culte de Gillo Pontecorvo La bataille d’Alger. A l’entrée se trouvait l’imposante affiche originale du film, en noir et blanc, rappel de la lutte sanglante de l’Algérie pour l’indépendance. L’affiche vieillissante sert également de rappel de l’engagement du leadership révolutionnaire du pays pour la réappropriation de leur image, leur histoire et leur identité aussi bien arabe qu’africaine.  

La Cinémathèque et quelques autres espaces culturels reçurent une cure de jouvence en 2009 lorsque l’Algérie annonça son intention d’abriter la deuxième édition du Festival Culturel Panafricain à Alger. La croissance des revenus du pétrole et du gaz firent coïncider la tenue du festival avec le 40ème anniversaire de sa première édition. Ceci dit, les initiatives sponsorisées par les états à travers le continent attirent rarement de jeunes talents audacieux et rebelles.  Pendant mon bref séjour à Alger, je voulus découvrir la scène artistique du pays. Un ami m’orienta vers une galerie et je me rendis à l’adresse indiquée, qui était sensée abriter une exposition intitulée ‘Les ateliers sauvages’, mais à mon grand étonnement je me retrouvai devant un immeuble fermé pour rénovation. Concept ingénieux de Wassyla Tamzali, une figure énergique locale des arts, ‘Les ateliers sauvages’ ont occupé un espace condamné pour démolition et y ont organisé une exposition éclair de première classe ! Ces spectacles temporaires apparaissent régulièrement à travers la ville. La devise de Tamzali est simple : “La culture est plus puissante que la destruction”. Dans cette surprenante galerie de fortune je découvris une scène artistique contemporaine riche que je n’aurais jamais pensé exister à Alger.    

L’exposition incluait un mélange de vidéos, installations, performances et arts muraux et rassemblait cinq jeunes artistes. Alors que je parcourais la scène en admirant leur talent, c’est l’œuvre <La Ronde>, une fresque murale de technique mixte de 6m x 3m de Tamzali Tahari qui captiva mon attention. Ce portrait d’enfants jouant avec en son centre l’image d’un enfant tenant une tête de taureau trempée de sang, exprimait tout à la fois la tragédie et la jubilation. L’éclairage accentuait la beauté brute de l’espace croulant. Je fus frappé par ce langage forgé par de jeunes artistes contemporains africains et ce style qui connecte l’ensemble du continent. Des toiles de ciments ont émergé à travers l’Afrique entière  et surtout au Nord (là où l’art de la rue n’existait pas auparavant) depuis la recrudescence des révolutions et des révoltes de 2011.     

Le graffiti, l’art de la rue, les pochoirs et l’art public sont utilisés par un nombre croissant de jeunes artistes contemporains, aussi bien comme forme de documentation que comme outil d’expression pour communiquer des messages politisés et faire entendre leur dissidence. Des conversations et confrontations politiques et artistiques entières se déroulent sur les murs, du Cap au Caire. Les autorités recouvrent de peinture les slogans politiques et les portraits des martyrs de la révolution, mais de nouvelles toiles y sont repeintes par les artistes.    

L’histoire d’un mur particulier du Caire reflète bien l’essence de cette bataille entre les artistes et les autorités. Tout a commencé avec Mohamed Fahmy, un artiste de rue prolifique connu sous le pseudo de Ganzeer, qui décida de peindre un char d’assaut grandeur nature sous l’immense pont du 6 octobre. Dans le sens opposé, il peignit un homme à vélo portant un panier de pains. Quelques semaines plus tard, la violence éclata et les forces de sécurité tuèrent des manifestants. D’autres artistes utilisèrent alors le même mur pour peindre du sang éclaboussé et des manifestants écrasés sous le char d’assaut. Les autorités recouvrirent immédiatement l’image des manifestants de peinture blanche mais laissèrent le char d’assaut intact. Cependant, un autre artiste utilisa l’espace recouvert de peinture blanche pour peindre un monstre en uniforme militaire. Les autorités ripostèrent en recouvrant la tête du monstre de peinture noire. Bahia Shehab, une historienne de l’art devenu artiste révolutionnaire adepte du pochoir, traça de sa calligraphie de marque le mot “NON” sur tout le mur. Les artistes refusaient visiblement de se faire réduire au silence.

Dans la plupart des pays du continent, la censure et la limitation générale de la liberté, combinées au manque d’espaces artistiques, ont encouragé l’explosion de l’art de la rue. Ibrahim Humaid acquit le pseudonyme de “Banksy de Benghazi” lorsque ses images explicites du Colonel Muammar Khadafi apparurent sur les murs à travers Tripoli. Des collectifs tels que le Projet Zoo en Tunisie ont également emprunté la voie de la rue. A l’autre bout du continent, en Afrique du Sud, des collectifs d’artistes basés au Cap, comme Burning Museum, se penchent sur des questions telles que l’embourgeoisement et l’identité. En 2007, Osmic Menoe décida d’organiser un festival des jeunes à Johannesburg qui connecterait les artistes de rue aux musiciens hip-hop et artistes réalisant des installations. Il baptisa le festival ‘Back to the city’ (retour en ville) et choisit la date symbolique du 27 avril (Journée nationale Sud-Africaine de la liberté) pour organiser cet évènement annuel. Chaque année, une partie du quartier de Newtown est fermée et une scène érigée pour les performances nocturnes, tandis que les artistes graffeurs prennent d’assaut les piliers du pont de la M1.

Un de ces artistes est Breeze Yoko, qui se souvient comment en grandissant à Gugulethu (un township situé juste à la sortie du Cap) il imaginait les graffitis comme une forme d’art exclusivement occidentale. Un jour, alors qu’il était au lycée, il vit les mots “Biko lives” (Biko vit) sur un mur. Quelques semaines plus tard les mots avaient été rayés et remplacés par “Biko rot in hell” (Biko pourrit en enfer). Cette œuvre d’art de la rue lui donna envie de savoir qui était Biko. A travers cette expérience, il découvrit la politique et le mouvement de la conscience noire ; cela lui donna envie d’utiliser l’art du graffiti pour mettre en question “A qui revient le droit d’écrire l’histoire”. Ses débuts dans l’art de la rue en 1998 sont similaires à ceux d’autres jeunes artistes à travers le continent : une forme de rébellion contre le système. Breeze s’intéressa plus tard à des sujets politiques et polémiques tels que la répartition des terres et la conservation des systèmes de valeurs, par la représentation détaillée de vaches peintes dans les endroits les plus improbables de l’Afrique du Sud.    

Breeze définit son concept ‘Paint it Black’ (peins-le en noir) comme “une façon de changer les perceptions et représentations négatives du ‘noir’, en tant que couleur, identité, étiquette raciale et idée. Le noir est tout sauf négatif. Il est chaleureux et ouvert et signifie le début, plutôt que la mort. L’Afrique et les Africains ont été – et beaucoup continuent d’être – représentés négativement”. Son art cherche à proposer un récit alternatif de l’Afrique.   

Aujourd’hui à l’ère de l’Internet, nous voyons des collaborations se faire à travers l’Afrique. Des artistes tels que Breeze, Ganzeer et plusieurs autres ont tiré parti des nouvelles technologies et des médias sociaux pour faire entendre leurs voix. Internet a ouvert un espace qui a permis aux artistes africains de concourir enfin sur un pied d’égalité. Venir d’Afrique est de moins en moins un obstacle à la participation aux concours, à la demande de résidence ou même à la diffusion de l’art. A travers Internet, des rencontres se font entre personnes partageant la même vision et leurs idées d’espoir et d’unité africaine se transforment en projets artistiques ambitieux. 

La vérité est que nous savons toujours très peu les uns des autres et les divisions sont aujourd’hui exacerbées et constamment alimentées par nos propres peurs, avec comme conséquences des cas de xénophobie et d’extrémisme religieux. Des initiatives telles que ‘les frontières invisibles’, ‘Africa Remix’ ou ‘ la Foire de l’Art Contemporain Africain 1:54’ sont parmi les rares qui cherchent à rebâtir les ponts que les pères de notre indépendance ont commencé à construire.

Une fois de plus je reviens au discours de Thabo Mbeki ‘Je suis un Africain’ comme conclusion idéale :

“Aussi improbable que cela puisse paraître aux yeux des sceptiques, l’Afrique prospèrera !”  

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